Réplique : oui au privé en santé
Le Dr Alain Vadebonceur, dans un billet de blogue paru récemment, accuse l’IEDM de faire des «erreurs de faits et d’interprétations» à propos de l’ampleur de la médecine privée au Québec. Il fait référence à une récente Note économique publiée par l’Institut qui démontre, entre autres, que le nombre de médecins dans le secteur privé ne représente qu’un infime 1,38 % de l’ensemble des médecins au Québec.
Selon M. Vadeboncoeur, la croissance du privé en santé n’est pas souhaitable. Car selon lui — et selon le «sophisme de la pente glissante» — une ouverture plus grande au privé serait désastreuse pour le système de santé québécois.
Dr Vadeboncoeur s’inquiète notamment du taux de croissance du nombre de médecins non participants au régime public québécois, qui est passé de 60 à 263 en l’espace de 10 ans. Ce qu’il faut noter, c’est que la proportion de ces médecins dans le total des effectifs demeure insignifiante (elle est passée de 0,38 % à 1,38 %). Gardons aussi en tête que pendant la même période, le nombre de médecins œuvrant dans le secteur public n’a pas diminué à cause de cette « croissance » du privé. Il a plutôt augmenté, de plus de 17 %. Malgré cette augmentation — et malgré le fait que le Québec compte plus de médecins par habitant que la moyenne canadienne —, les temps d’attente continuent de s’allonger pour les patients québécois.
L’exemple de la France
Si la croissance du secteur privé se poursuivait, ce ne serait pas une mauvaise chose. Plusieurs exemples de pays sociaux-démocrates, dont la France, le démontrent. En France, 40 000 médecins – soit 31 % des médecins libéraux dans tout le pays – travaillent au sein de 1076 cliniques privées à but lucratif (soit environ 39 % de tous les établissements de santé avec capacité d’hospitalisation), tout comme 150 000 employés salariés. Ces médecins pratiquent pour la plupart dans le système public et le système privé, car la mixité de pratique est autorisée, comme dans la quasi-totalité des pays développés à l’exception du Canada.
Quant aux cliniques médicales Lacroix, présentes dans la région de Québec, elles sont effectivement passées d’un nombre de 1 à 5 en l’espace de quelques années seulement, signe que les services offerts sont nécessaires et appréciés par une clientèle grandissante. Mais regardons ce qu’il en est chez nos cousins. Générale de Santé, le plus important groupe de médecine privée en France est propriétaire de 110 cliniques comptant en moyenne 147 lits d’hospitalisation complète chacune. Le groupe peut miser sur l’expertise de 23 800 employés et son chiffre d’affaires s’élève à plus de 2 milliards d’euros annuellement. Le groupe Vitalia possède 48 cliniques qui emploient 7200 employés et a généré des revenus de 650 millions d’euros l’an dernier. Pour sa part, le groupe Capio, qui exporte son expertise dans toute l’Europe, compte 26 cliniques en France, regroupant 5100 salariés et générant 490 millions d’euros annuellement de chiffre d’affaires.
Dans l’ensemble, les cliniques privées en France prennent en charge chaque année environ huit millions de patients, réalisent 55 % des chirurgies et dispensent 70 % des services ambulatoires. Par exemple, le secteur privé à but lucratif effectue environ une chirurgie sur deux de l’appareil digestif, deux chirurgies cardiaques sur cinq, trois opérations de la cataracte sur quatre et trois accouchements sur dix. En outre, ces cliniques traitent un patient atteint de cancer sur deux.
Les cliniques privées ne traitent-elles que les riches?
Et ce n’est pas comme si l’accès aux soins par les établissements privés était réservé uniquement à ceux qui ont les moyens de payer. Tous les Français peuvent choisir de se faire soigner dans les cliniques privées, et les soins sont couverts par le régime public d’assurance maladie.
D’ailleurs, le secteur privé s’est davantage implanté dans les régions plus pauvres de la France, où le secteur public n’a pas su répondre adéquatement aux besoins de la population. Alors qu’il n’existe qu’une seule clinique de plus de 200 lits à Paris, et aucune dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France, on dénombre sept établissements de 200 lits et plus en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de la région. C’est ce qui explique pourquoi la moitié des bénéficiaires de la couverture médicale universelle complémentaire (les plus pauvres) ayant besoin d’être hospitalisée choisissent de l’être dans des cliniques privées.
La qualité du service en souffre-t-elle?
Depuis 1997, la France arrive au premier rang mondial au chapitre du taux de mortalité évitable en raison de causes liées à des soins de santé déficients. Par ailleurs, le système de santé français a été classé au premier rang sur 191 pays par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans un rapport publié en 2000. En outre, les indicateurs de santé en France, à l’image des mesures de satisfaction de la population à l’égard du système lui-même, figurent parmi les plus élevés au monde. Par exemple, au chapitre de l’espérance de vie à 65 ans et de la mortalité infantile, la France devance presque tous les pays développés, y compris le Canada (et le Québec).
Et il se trouve que le privé contribue à cette bonne performance. Une étude nous apprenait en 2005 que la probabilité de décéder à l’intérieur des murs d’un hôpital privé à but lucratif est moindre qu’au sein de tout autre type d’établissement de santé en France. L’étude révélait que le taux de mortalité à la suite d’une admission pour un infarctus du myocarde est de 6,4 % dans les cliniques privées à but lucratif, de 10 % dans les hôpitaux privés à but non lucratif et 14,6 % dans les hôpitaux publics.
Qu’en est-il des temps d’attente?
Selon les enquêtes du Commonwealth Fund, le Québec arrive bon dernier en ce qui concerne les temps d’attente pour consulter un médecin dans les classements internationaux regroupant une douzaine de pays développés. En 2010, alors que 52 % des Québécois ont affirmé avoir dû attendre 6 jours ou plus avant de pouvoir rencontrer un médecin lorsqu’ils en ont eu besoin, seulement 16 % des Français ont admis avoir été contraints de patienter aussi longtemps. L’attente pour obtenir un rendez-vous avec un médecin spécialiste est pour sa part environ deux fois moins longue en France qu’au Québec.
Au Québec, malgré une hausse de 28 % du nombre de médecins depuis ces vingt dernières années – plus de deux fois plus rapide que la croissance de la population –, le temps d’attente médian entre la visite chez le médecin généraliste et le traitement par le spécialiste a plus que doublé, passant de 7,3 semaines en 1993, à 17,8 semaines en 2013. Le séjour moyen des patients sur civière à l’urgence est passé de 15,2 heures en 2005 à 17,5 heures en 2013. Comme dirait l’ancien président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence, un dénommé Dr Vadeboncoeur : « C’est clair que ça se détériore! »
Le nombre de médecins n’est donc pas le facteur clé et le deviendra de moins en moins à l’avenir. D’ailleurs, nos médecins souhaiteraient travailler davantage si on leur permettait de le faire. Un sondage récent mené par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada nous apprenait que dans certaines spécialités, plus de 30 % des médecins considèrent qu’ils sont actuellement sous-utilisés. Un nouveau diplômé sur six aurait même du mal à se trouver de l’emploi au pays.
Rappelons qu’en 2009, l’IEDM publiait une Note économique qui démontrait qu’autoriser les médecins spécialistes à travailler à la fois dans le public et le privé permettrait de combler en bonne partie la pénurie de spécialistes. En 2007, une autre enquête de l’IEDM avait révélé que les salles d’opération des hôpitaux du Québec sont utilisées à 50 % de leur capacité les jours de semaine.
Pourquoi le système français parvient-il à offrir un meilleur accès aux soins à sa population? Non pas grâce à la taille de ses effectifs médicaux, mais surtout en raison des mécanismes en place qui incitent les établissements à utiliser judicieusement les ressources médicales disponibles pour traiter le plus grand nombre de cas possibles dans les meilleurs délais. Notamment par le mode de financement des hôpitaux à l’activité, qui est venu remplacer les budgets globaux en 2004. Plusieurs études récentes ont montré que la productivité hospitalière a augmenté significativement en France depuis 10 ans.
Cette méthode de financement des hôpitaux a fait ses preuves pour diminuer l’attente, mais le Dr Vadebonceur continue pourtant de s’y opposer vigoureusement.
Le système de santé français n’est d’ailleurs pas le seul à bien performer tout en faisant une place au privé. Je suggère au Dr Vadeboncoeur de jeter un œil sur le système allemand, le système suisse, le système suédois, le système australien, ou même le système japonais.
En conclusion
Dr Vadeboncoeur a raison lorsqu’il affirme que des solutions existent pour améliorer le système public. Notamment en réorganisant la première ligne, en intégrant mieux les soins, en développant le travail d’équipe, en favorisant l’accès adapté, et en misant sur la prévention et une meilleure éducation, entre autres.
Cependant, il faut être honnête et réaliste et admettre que malgré toute la bonne volonté de certaines personnes, ces enjeux ne seront pas réglés du jour au lendemain. Un problème réel d’accès à la première ligne demeure, et plusieurs Québécois, malgré un revenu familial modeste, choisissent de recourir au privé pour prendre soin d’eux-mêmes et de leurs familles.
D’ailleurs, une grande proportion de Québécois est en faveur de permettre davantage l’accès à des soins de santé privé. Pourquoi s’acharner à leur refuser cette option?
Yanick Labrie est chercheur associé à l'Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.