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Les conséquences néfastes de l’adoption d’une loi fédérale interdisant le recours aux travailleurs de remplacement

Note économique expliquant comment l’adoption du projet de loi C-58 pourrait entraîner des grèves plus longues et plus fréquentes, une baisse des investissements, et une détérioration de la fiabilité et la qualité des services offerts à la population canadienne

En lien avec cette publication

Think tank says Ottawa should not ban replacement workers (Western Standard, 8 juin 2024)

Without replacement workers, strikes will be more frequent, lengthy and disruptive (Financial Post, 14 juin 2024)

 

Cette Note économique a été préparée par Gabriel Giguère, analyste en politiques publiques à l’IEDM. La Collection Réglementation de l’IEDM vise à examiner les conséquences souvent imprévues pour les individus et les entreprises de diverses lois et dispositions réglementaires qui s’écartent de leurs objectifs déclarés.

Un projet de loi qui interdit les travailleurs de remplacement temporaires lors d’une grève ou d’un lock-out dans les secteurs sous réglementation fédérale a été adopté à la Chambre des communes, le 27 mai 2024(1). Cette législation contre la liberté de travail, connue sous le nom péjoratif de « loi anti-scabs », risque d’entraîner des répercussions néfastes pour les travailleurs canadiens. Une baisse des investissements et une hausse de la fréquence des grèves et du nombre de jours d’arrêt de travail sont notamment à prévoir dans les secteurs affectés. L’adoption du projet de loi C-58, la Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles, pourrait aussi entraîner une détérioration de la fiabilité et la qualité des services offerts à la population canadienne lors de son entrée en vigueur prévue 12 mois après avoir reçu la sanction royale.

Des grèves plus longues et plus fréquentes

La littérature économique indique qu’une loi interdisant les travailleurs de remplacement, en plus d’autres facteurs comme le droit à la réintégration et les cotisations obligatoires(2), a des effets directs sur la durée et la fréquence des grèves(3). La durée des grèves peut ainsi augmenter de 60 % selon certaines estimations(4).

Le Québec et la Colombie-Britannique sont les deux seules provinces canadiennes à avoir adopté des lois interdisant aux employeurs de fournir des biens et des services en embauchant des travailleurs de remplacement(5). Dans ces deux provinces, le nombre de journées non travaillées est relativement plus élevé par rapport au nombre de travailleurs (voir la Figure 1). En effet, à Terre-Neuve-et-Labrador – province sans interdiction de recours aux travailleurs de remplacement – on compte près de deux fois moins de jours non travaillés qu’au Québec, tandis qu’en Saskatchewan, qui affiche le deuxième rang pour une province sans interdiction, il y en a moins d’un tiers. Pour sa part, l’Alberta a environ 1/64ième du nombre de journées de travail perdues au Québec(6).

Les arrêts de travail sont généralement plus nombreux et plus longs dans les provinces dotées d’une loi interdisant les travailleurs de remplacement en cas de grève(7). À titre comparatif, lors de la dernière décennie, un arrêt de travail comptait en moyenne 56 jours au Québec, et 55 en Colombie-Britannique, alors que l’Ontario se situait loin derrière avec une moyenne de seulement 35 jours(8).

L’adoption du projet de loi interdisant le recours aux travailleurs de remplacement risque ainsi d’avoir une incidence directe sur l’augmentation de la durée des arrêts de travail déclenchés par les employés des entreprises sous réglementation fédérale. D’ailleurs, le recours à la grève en cas de désaccord avec l’employeur pourrait être plus fréquent(9), augmentant ainsi la pression sur les employeurs.

Un arrêt de travail comptait en moyenne 56 jours au Québec, alors que l’Ontario se situait loin derrière avec une moyenne de seulement 35 jours.

Cette loi créera un déséquilibre, dans la mesure où les travailleurs syndiqués en grève peuvent trouver un emploi de remplacement, tandis que l’employeur ne peut continuer d’offrir les biens et les services de son entreprise en faisant appel à des travailleurs de remplacement. Et cela aura inévitablement des répercussions directes sur la qualité des services offerts à la population.

Par exemple, une grève prolongée des employés d’un grand aéroport international comme Toronto-Pearson pourrait facilement paralyser le trafic aérien du pays, sachant qu’environ 30 % des voyageurs au Canada transitent par cet aéroport(10).

Une grève dans le secteur ferroviaire aurait également des effets néfastes sur la mobilité des personnes. Ce sont tous les moyens de transport qui pourraient être perturbés, voire paralysés par une grève, puisqu’il sera formellement interdit aux employeurs de fournir des services à la population en ayant recours à des travailleurs de remplacement. C’est d’ailleurs une réalité qui existe déjà dans d’autres pays.

Le cas de la France

Chaque année, au moment de l’arrivée des vacances, les travailleurs syndiqués de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) menacent de débrayer(11). En France, il est interdit de faire appel à des travailleurs de remplacement en cas de grève(12). Cela a contribué au développement d’une « culture de la grève » au sein de la SNCF, où l’on constate un ratio de 16 901 journées perdues par 1000 travailleurs au cours de la dernière décennie(13).

À titre comparatif, les employés des entreprises de transport sous réglementation fédérale au Canada affichent un ratio de 1037 journées perdues par 1000 travailleurs au cours de la même période, soit 16,3 fois moins que leurs homologues du secteur ferroviaire français(14) (voir la Figure 2).

Avec l’adoption du projet de loi au Canada, paralyser le pays deviendra alors un moyen de pression additionnel pour les travailleurs dont l’emploi sera protégé(15). Faute de solution de rechange pour les employeurs, la population se retrouvera alors prise en otage par les grévistes, sans possibilité de rejoindre leur famille ou de partir en vacances.

Impacts économiques néfastes

Des grèves plus longues et plus fréquentes dans le secteur des transports entraîneront davantage d’interruptions dans la chaîne d’approvisionnement. Les PME seront d’ailleurs parmi les premières victimes collatérales de la législation, en raison de la plus grande difficulté à s’approvisionner auprès de leurs fournisseurs pendant les grèves, que ce soit dans le secteur des transports ou dans le secteur portuaire. Les PME disposent généralement de moins de flexibilité en matière de ressources financières et ont donc plus de difficulté à faire face aux perturbations économiques, comme les grèves prolongées(16).

Par exemple, si les employés du port de Montréal déclenchent une grève, aucun travailleur de remplacement ne sera autorisé à acheminer les marchandises aux PME. Ces dernières devront donc relever un défi supplémentaire sur le plan de l’approvisionnement et des délais, une situation loin d’être favorable dans un contexte où « [l]es insolvabilités d’entreprises au Canada ont bondi de 41,4 % en 2023, soit la plus forte hausse en 36 ans de statistiques(17) ».

Chaque année, au moment de l’arrivée des vacances, les travailleurs syndiqués de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) menacent de débrayer.

La difficulté d’acheminer les marchandises aurait également un impact négatif pour les consommateurs. Non seulement l’accès à certains produits pourrait être difficile, comme ce fut le cas pendant la pandémie, mais les biens disponibles pourraient voir leur prix augmenter, au moins temporairement.

Des grèves simultanées comme celles que pourraient déclencher sous peu les employés syndiqués du Canadien Pacifique Kansas City Limited (CPKC) et du Canadien National (CN) pourraient avoir des conséquences bien plus néfastes pour les PME canadiennes après l’entrée en vigueur de la loi, quand les services ne pourront plus être assurés par des travailleurs de remplacement(18).

L’adoption du projet de loi C-58 aura également des répercussions en matière d’investissements. Il a été observé au Canada que les arrêts de travail fréquents et le cadre réglementaire qui les facilite influencent à la baisse l’investissement direct étranger dans les secteurs affectés(19). Selon une étude, une province dotée d’une législation contre les travailleurs de remplacement affiche un taux d’investissement inférieur de 25 % à celui des autres provinces(20). Un tel développement à l’échelle du pays aura des conséquences alarmantes dans le contexte du faible niveau d’investissement privé non résidentiel par travailleur au Canada, qui se situe bien en deçà de la moyenne de l’OCDE(21).

Une telle baisse de l’investissement se traduit à long terme par une diminution de la productivité des secteurs touchés. Selon une étude de l’Institut C.D. Howe(22), les employés se retrouveraient avec des salaires inférieurs à ce qu’ils seraient en l’absence d’une telle législation, soit jusqu’à 3,6 % de moins dans le secteur privé canadien(23).

Les travailleurs du secteur de l’aviation et du secteur ferroviaire, pour ne citer que ces deux exemples, verront donc probablement leurs salaires diminuer d’ici quelques années par rapport à ce qu’ils seraient sans cette législation. Il s’agit donc d’une loi extrêmement néfaste à plus long terme, non seulement pour les employeurs et les consommateurs, mais aussi pour les travailleurs syndiqués sous réglementation fédérale.

Deux classes de travailleurs

Enfin, ce projet de loi constitue une entrave à la liberté de travailler et crée deux classes de travailleurs : les travailleurs syndiqués disposant de droits, et les travailleurs non syndiqués lésés qu’on empêche de trouver librement un emploi auprès de l’employeur qu’ils souhaitent et au moment où ils le souhaitent.

Pendant qu’on empêche un travailleur de travailler sous contrat à durée déterminée, en tant que travailleur de remplacement, les travailleurs en grève ou en lock-out sont en effet tout à fait libres de se trouver un autre emploi.

Des grèves comme celles que pourraient déclencher sous peu les employés syndiqués du CPKC et du CN pourraient avoir des conséquences bien plus néfastes après l’entrée en vigueur de la loi.

Pourtant, le cadre législatif antérieur à C-58 protégeait déjà les travailleurs syndiqués en interdisant à un employeur de faire appel à des travailleurs de remplacement dans le but de miner la représentation syndicale(24). Il n’est donc pas ici question de modifier le Code du travail pour le bien de l’ensemble des employés canadiens, mais plutôt afin d’avantager une catégorie bien circonscrite de travailleurs syndiqués, au détriment des autres travailleurs, des employeurs et de la population canadienne dans son ensemble.

Conclusion

Le gouvernement libéral de Justin Trudeau avait pourtant compris ce déséquilibre à son arrivée au pouvoir. En effet, en 2016, l’ancien député libéral et secrétaire parlementaire du ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail, Rodger Cuzner, indiquait son refus d’interdire les travailleurs de remplacement en modifiant le Code du travail, estimant que cela aurait déséquilibré la relation entre l’employeur et les employés :

Le Code est un juste équilibre entre le droit des travailleurs syndiqués de faire la grève et le droit des employeurs de tenter de poursuivre leurs activités pendant un arrêt de travail. Comme le recommande le rapport, on ne peut pas interdire de façon générale le recours à des travailleurs de remplacement(25).

Si la position du gouvernement libéral a évolué politiquement au fil du temps, les répercussions économiques néfastes restent les mêmes. L’adoption du projet de loi C-58 va à contresens d’un objectif visant à assurer le bon fonctionnement de l’économie canadienne, la fiabilité des services offerts à la population et le bien-être de l’ensemble des travailleurs canadiens.

Références

  1. Projet de loi C-58, Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles, Chambre des communes du Canada, déposé le 9 novembre 2023.
  2. Benjamin Dachis et Robert Hebdon, The Laws of Unintended Consequence: The Effect of Labour Legislation on Wages and Strikes, Institut C.D. Howe, juin 2010, no 304, p. 9.
  3. Me Guy Lemay et Norma Kozhaya, « Les effets pervers des dispositions anti-briseurs de grève », IEDM, Note économique, janvier 2005, p. 3-4; Ibid., p. 9.
  4. Benjamin Dachis et Robert Hebdon, op. cit., note 2., p. 14.
  5. Gouvernement du Canada, Interdiction de recourir à des travailleurs de remplacement dans les industries sous réglementation fédérale – Document de discussion, 30 novembre 2022.
  6. Calculs de l’auteur.
  7. Charles Lammam et Hugh MacIntyre, The Economic Effects of Banning Temporary Replacement Workers, Institut Fraser, 2017, p. 9-10.
  8. Calculs de l’auteur. Statistique Canada, Tableau 14-10-0352-01 : Arrêts de travail au Canada selon la juridiction, l’industrie basé sur le système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN) et l’indice à la vie chère (IVC), Emploi et Développement social Canada – Programme du travail occasionnel (nombre sauf indication contraire), consulté le 30 avril 2024.
  9. Benjamin Dachis et Robert Hebdon, op. cit., note 2, p. 9.
  10. Selon les données les plus récentes de 2022. Calculs de l’auteur. Statistique Canada, Tableau 23-10-0253-01 : Trafic aérien de passagers aux aéroports canadiens, annuel, 28 juillet 2023.
  11. Yves-Marie Robin, « Faut-il interdire les grèves SNCF pendant des vacances? Les propositions de la droite font débat », Ouest France, 16 février 2024.
  12. République Française, Article L1251-10 : Interdiction de recours aux travail temporaire, 1er mai 2008. « Il est néanmoins possible d’affecter d’autres salariés aux postes des grévistes, de leur demander d’effectuer des heures supplémentaires ou de sous-traiter » note Wiebke Warneck, La réglementation des grèves dans l’Union des 27 et au-delà, Institut syndical européen pour la Recherche, la Formation et la Santé et Sécurité, 2008, p. 33.
  13. Calculs de l’auteur. SNCF, Journées perdues lors de mouvements sociaux chaque année depuis 1947, consulté le 30 avril 2024.
  14. Les données disponibles ne concernent pas uniquement les travailleurs du secteur ferroviaire. Elles portent plutôt sur les travailleurs du secteur des transport en général, ainsi que ceux des postes et des pipelines, puisque Statistique Canada n’offre pas la granularité des données nécessaire pour couvrir uniquement le secteur des transports. Compte tenu de la disponibilité des données, nous avons utilisé le nombre d’employés en 2023 plutôt qu’une moyenne annuelle du nombre d’employés. Calculs de l’auteur. Emploi et Développement social Canada, Répartition des employés dans le secteur public fédéral et le secteur privé sous réglementation fédérale, 23 février 2022; Statistique Canada, op. cit., note 8.
  15. Rory Armstrong, « Major train strikes in France aimed at “blocking country” », Euronews, 3 juillet 2023.
  16. Gouvernement du Canada, Exposé sur les impacts économiques cumulatifs d’une grève au Port de Montréal, 26 août 2021.
  17. Cette donnée concerne l’ensemble des entreprises, et non seulement les PME. Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation, « ACPIR : Statistiques sur l’insolvabilité au Canada pour l’année 2023 et le quatrième trimestre de 2023 », communiqué de presse, 2 février 2024.
  18. Joël-Denis Bellavance, « Le syndicat représentant les travailleurs du CN et du CPKC obtient un mandat de grève », La Presse, 1er mai 2024.
  19. Charles Lammam et Hugh MacIntyre, op. cit., note 7, p. 12.
  20. John Budd et Yijiang Wang, « Labor Policy and Investment: Evidence from Canada », Industrial and Labor Relations Review, vol. 57, no 3, avril 2004, p. 392.
  21. Jonathan Deslauriers et al., Productivité et prospérité au Québec : Bilan 2023, Centre sur la productivité et la prospérité, mars 2024, p. 23.
  22. Benjamin Dachis et Robert Hebdon, op. cit., note 2, p. 11.
  23. Michele Campolieti, Robert Hebdon et Benjamin Dachis, « The Impact of Collective Bargaining Legislation on Strike Activity and Wage Settlements », Industrial Relations, vol. 53, no 3, juillet 2014. p. 421.
  24. Gouvernement du Canada, op. cit., note 5.
  25. Chambre des communes, Débats de la Chambre des communes – Rodger Cuzner (1800), vol. 148, no 037, 1ère session, 42e Législature, 12 avril 2016.
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