Régime parallèle et qualité des soins
Une révolution de l’opinion publique se produit au Canada en matière de santé socialisée. Un sondage du National Post nous apprend qu’un pourcentage incroyable de 41% des Canadiens en sont venus à souhaiter l’implantation d’un système parallèle d’assurance-santé. Au Québec en particulier, c’est une majorité de 53% de la population, échaudée par les expériences alarmantes des dernières années, qui juge légitime et utile l’instauration d’un régime où les individus retrouveraient la liberté de se procurer à leurs frais les soins supplémentaires que la médecine d’État leur refuse.
Depuis son implantation, le régime public de santé a exercé une emprise certaine sur l’imagination des gens, peut-être plus par son symbolisme politique que par sa contribution à la santé de la population. La gratuité au consommateur et le transfert du fardeau à la fiscalité générale sont perçus comme le symbole de la justice sociale à la canadienne, comme l’expression du sens de la compassion qui, pour certains, anime l’âme canadienne, en opposition à l’individualisme cruel de nos modèles, les Américains. En réalité, derrière nos files d’attente, nos hôpitaux en décrépitude et leurs réceptionnistes indifférentes, derrière les difficultés qu’on éprouve à accéder aux technologies de pointe, se profile une finalité politique. L’analyse économique enseigne que, lorsque les gens appellent à l’alourdissement fiscal pour enrichir le régime public, ils ont en tête la taxation des plus riches qu’eux, c’est-à-dire de la minorité qui fait un revenu supérieur à la majorité. Si c’était l’altruisme qui inspirait l’appel à l’appesantissement fiscal pour la santé des autres, rien n’interdirait aux âmes généreuses la multiplication des contributions volontaires aux cliniques et aux hôpitaux. Or cette source de financement ne compte pour presque rien dans le budget de ces organismes. En un mot, l’attachement de la population au medicare repose, non pas sur le noble idéal de la compassion, mais sur le souci du grand nombre d’accéder à l’assurance-santé illimitée aux frais des autres et, aussi, sur l’ambition de l’appareil politico-bureaucratique de contrôler une part toujours plus grande de l’économie.
Peu à peu, la réalité de la santé socialisée prend le dessus sur l’illusion fiscale et sur les aspirations des consommateurs. Ce sont les femmes, les gens âgés et les pauvres qui se montrent le plus enthousiastes pour l’implantation de soins privés de santé. Ce qu’en réalité la population appelle à grands cris, c’est l’abrogationde la loi nationale sur la santé.
Inquiets de cette évolution troublante, les politiciens, dont le ministre national de la santé Allan Rock, nous invitent à la patience, le temps que les 11,5 milliards d’injections promises sur les cinq prochaines années produisent leur effet. Or au cours de ces cinq années, les provinces n’affecteront pas moins de 300 milliards aux services de santé. C’est donc sur une progression de 3% par année des budgets que le ministre fonde ses espoirs de récupérer notre régime de plus en plus discrédité. Compte tenu que d’ici la fin de cette période la population de 65 ans et plus aura augmenté de près de 10%, les standards de services seront vraisemblablement tombés encore plus bas. De toute façon, l’argent qu’on injectera ou pas dans le régime public n’y changera pas grand’chose. La planification centrale a fait imploser le régime soviétique; elle menace de la même façon notre régime de santé.
Implantation d’un régime parallèle
Le Canada n’aura donc bientôt plus le choix de se passer des offreurs privés. Les politiciens canadiens ont, à ce jour, opposé une résistance irraisonnée à l’implantation de services privés de soins de santé. Ils ont en cela rompu avec la tradition de la plupart des pays industriels, qui ont ouvert la voie à l’avènement d’un réseau parallèle de soins. Le Canada partage avec Cuba et la Corée du Nord la distinction suspecte de fermer la porte à toute forme de choix.
Une fois mis en place le réseau d’offreurs de services parallèles, la voie serait ouverte à l’accumulation par les individus de fonds personnels d’épargne santé non imposables, semblables aux régimes actuels de fonds enregistrés d’épargne retraite. À l’occasion d’une dépense de santé, l’individu (ou l’employé) puise d’abord dans son fonds personnel réservé strictement aux services de santé. Advenant le cas où le fonds s’épuise, c’est l’individu qui assume l’excédent jusqu’à concurrence d’un plafond, dès lors pris en charge par l’assurance catastrophe, elle-même publique ou privée. Le surplus inutilisé à la fin de l’année s’accumule dans le fonds en prévision de déboursés ultérieurs et ultimement serait transférable à un fonds d’épargne retraite.
La dimension essentielle de cet aménagement est que le fonds appartient à l’individu et qu’ainsi il est le bénéficiaire ultime de la parcimonie avec laquelle il aura géré son régime de santé. Les travaux empiriques ont déjà établi que cette formule diminue sensiblement le recours aux services de santé, sans affecter de façon adverse l’état de santé des gens. Inutile de préciser que cette forme de partage des coûts peut facilement s’adapter aux contraintes des individus à faible revenu, puisque la franchise peut être réglée sur le revenu des familles.
La formule offrirait l’avantage d’injecter une dose de concurrence grandement souhaitable dans le régime et en même temps de susciter l’avènement des bonnes incitations chez les patients. Sous ce régime de sanctions, les gens ordinaires seraient amenés à faire de meilleurs choix et surtout des choix plus économiques en matière de soins, meilleurs que ceux des politiciens et des bureaucrates les mieux intentionnés. L’aménagement élargirait le choix des services pour l’ensemble des familles, tout en suscitant d’importantes économies de l’ordre de 20% dans le budget collectif de santé. L’expérience confirme que la formule favorise les économies sans en camoufler les inconvénients à la manière du rationnement par la file d’attente. En sous-produit, l’économie générale et la croissance y gagneraient, en ce que le taux d’épargne augmenterait.
Épouvantail du régime à deux vitesses
Le prétendu danger d’une évolution vers l’instauration d’un régime «à deux vitesses», où les soins de qualité sont réservés aux gens à l’aise, est un épouvantail, contraire à l’expérience de tous les pays. En fait, c’est plutôt le contraire qui s’est produit, comme on devait s’y attendre. Ce sont les individus des classes socio-économiques inférieures qui y ont le plus gagné à la participation du secteur privé à la production de services. Le dossier empirique à l’appui de cette évolution est concluant. La qualité générale des soins a augmenté et, à mesure que les gens se sont retirés de la file d’attente pour se payer des services privés, ils ont allégé les pressions sur les ressources du réseau public et ainsi libéré l’espace pour les usagers. Les budgets publics de santé s’en sont trouvés allégés; la qualité des soins et la multiplicité des choix y ont gagné; l’accès aux technologies modernes en a été favorisé, tandis que les files d’attente se sont raccourcies.
Tel est l’enseignement des faits en Europe et tel est l’enseignement des pratiques ici même au Canada. Ainsi, la chirurgie des cataractes, qui se pratique et dans le réseau privé et dans le réseau public au Canada, confirme que 40 pour cent des interventions en 1995-96 se faisaient sur des patients appartenant aux deux quintiles inférieurs de revenu, à Winnipeg entre autres.
Jean-Luc Migué est chercheur associé à l’IEDM.