Les racines de la confusion idéologique
Dans son texte du 18 juillet, « Les racines idéologiques des idées complotistes », Stéphane Roussel de l’École nationale d’administration publique défend trois thèses : (1) voir le monde en termes de grands complots est une erreur ; (2) le libertarianisme (il dit « libertarisme ») est l’une des idéologies à la base du complotisme ; (3) le libertarianisme pousse la défense de la liberté à outrance et marginalise d’autres idéaux comme la santé publique.
Il a raison quant au premier point. Par contre, il ne présente aucun argument pour sa deuxième thèse et la troisième est très critiquable.
Contrairement à la deuxième thèse, le libertarianisme, héritier du libéralisme des Lumières, est la doctrine économique et politique la plus contraire au complotisme que l’on puisse trouver. Il suffirait, pour s’en convaincre, de lire La Richesse des nations d’Adam Smith (1776) : la compréhension des phénomènes sociaux repose sur une méthodologie de la « main invisible », c’est-à-dire de l’exact opposé des explications complotistes. Les courants principaux de l’analyse économique depuis plus de deux siècles de même que plusieurs philosophes ont poursuivi dans la même voix.
Imaginer le libertarianisme et le populisme comme des idéologies « complémentaires » relève de l’erreur intellectuelle caractérisée : la conclusion se cachait déjà dans les prémisses. Il suffit d’examiner les principaux courants du libertarianisme pour comprendre pourquoi peu de libertariens appuient le populisme actuel.
La troisième thèse du professeur Roussel est que le libertarianisme revient à « marginaliser d’autres valeurs importantes, telles que la solidarité, l’égalité ou, dans le cas qui nous occupe, la santé publique ». Cela est vrai dans la mesure où les idéologues dominants (« l’intelligentsia ») veulent imposer leurs propres valeurs au bon peuple et que la liberté individuelle contredit leurs visées.
À gauche et à droite, la pensée dominante ne voit que des solutions autoritaires aux problèmes de coordination sociale, y compris en temps d’épidémie. Or, il n’est pas du tout certain que l’État—c’est-à-dire les politiciens et les bureaucrates—soit efficace, comme le démontrent les erreurs et contradictions étatiques depuis le début de la pandémie ; ni que les individus et les associations et entreprises privées soient impuissants et inefficaces.
Une recherche récente illustre cette dernière idée. À l’aide d’une base de données de signaux cellulaires, les professeurs Austan Goolsbee et Chad Syverson de l’Université de Chicago ont examiné la circulation piétonnière autour de 2.25 millions de commerces américains entre le 1er mars et le 16 mai. En comparant les commerces soumis ou non à des mesures obligatoires de confinement, l’analyse économétrique révèle que celles-ci n’expliquent que 12% de la diminution de la clientèle. En l’absence de confinement obligatoire, la plupart des individus évitèrent quand même les endroits publics.
Il faudra voir si les recherches futures confirment ce faible pourcentage, mais une réaction du genre de la part d’individus effrayés par la pandémie confirme le b.a.-ba de la science économique : les individus changent volontairement leur comportement quand c’est dans leur intérêt personnel de le faire ; ils ne restent pas plantés là comme des géraniums.
La méthode forte (à la chinoise) peut sembler favorable à la santé publique, mais c’est une illusion de court terme. La santé des gens dépend de la prospérité, qui elle-même dépend de la liberté. Le Venezuela, un des pays d’Amérique latine les plus prospères quand Hugo Chávez y fut élu, fournit l’un des nombreux exemples historiques de pays dévastés par le dirigisme. Plusieurs problèmes de santé publique ont durement frappé le Venezuela durant les années précédant la Covid-19 (voir Page et al., The Lancet, 23 mars 2019).
Quant aux mesures adoptées dans nos pays contre la Covid-19 et au risque de simplifier un peu, la question est de savoir si les membres de l’intelligentsia et les pontifes de la santé publique, qui travaillent de la maison et continuent de toucher leur salaire, ont raison de vouloir que l’État force les gens ordinaires à cesser de travailler, de gagner un revenu, et de vivre leur vie. Un oui inconditionnel relèverait d’un élitisme autoritaire qui n’est pas plus fréquentable que le populisme.
Pierre Lemieux est économiste, senior fellow à l’Institut économique de Montréal, professeur associé au Département des sciences de l’administration de l’Université du Québec en Outaouais et auteur de plusieurs ouvrages. Il signe ce texte à titre personnel.