Le cartel des libraires
Depuis une dizaine d'années, le monde de la culture est bousculé par l'émergence de nouvelles technologies. Les produits culturels sont de plus en plus dématérialisés ce qui force des adaptations structurelles, souvent douloureuses, dans ce secteur. L'industrie du livre n'échappe pas à cette tendance lourde et doit elle aussi saisir les opportunités pour réussir à s'actualiser.
Plutôt que chercher de nouveaux moyens pour promouvoir la lecture, l'industrie québécoise a plutôt choisi une position de repli sur elle-même. Elle propose ni plus ni moins que la création d'un cartel du livre où les prix seraient fixés sans qu'il soit possible pour les détaillants d'offrir des rabais supérieurs à 10 % dans les mois suivants la sortie d'un nouveau titre.
On connaît pourtant les effets néfastes d'un cartel. Presque quotidiennement, la Commission Charbonneau illustre les dérives de cartels de la construction au détriment des contribuables. Pour s'assurer une meilleure rentabilité, l'industrie du livre propose carrément de prendre les lecteurs en otage en les forçant à payer leurs livres plus cher. Car soyons clairs : empêcher les rabais revient précisément à augmenter le prix moyen des livres.
Faudrait-il aussi interdire aux grandes épiceries de vendre des légumes à bas prix, sous prétexte que cette concurrence nuit aux petits commerces de quartiers? Personne n'aurait l'idée de dire qu'il faut sans tarder empêcher ces rabais pour préserver la diversité des légumes vendus. D'ailleurs, tout le monde réaliserait qu'en augmentant le prix des légumes, ceux-ci se vendraient moins.
Il en va de même avec les livres. Si le gouvernement va de l'avant avec la réglementation des prix comme souhaité par le lobby Nos livres à juste prix, le prix des nouveautés augmenterait d'environ 17 % et les ventes de livres au Québec seraient de 14 % moins élevées qu'elles ne l'auraient été autrement.
Cette conséquence est d'autant plus malheureuse que les Québécois lisent déjà moins que les autres Canadiens. Près de la moitié des Québécois souffrent de difficultés de lecture. D'ailleurs, où sont la Fondation pour l'alphabétisation et les acteurs du monde de l'éducation dans ce débat?
On aurait aussi pu s'attendre à ce que les auteurs se portent à la défense de leurs lecteurs. Pourtant, plusieurs auteurs se rangent au contraire derrière l'idée d'un cartel du livre. Du moins en apparence. C'est une chose que d'endosser publiquement leur « cause », c'en est une autre de faire des efforts concrets pour aider les libraires.
Ainsi, parmi ces auteurs québécois connus, plusieurs se retrouvent sur les rayons des grandes surfaces qui font concurrence aux libraires. D'autres offrent leurs livres en format numérique, une technologie fort commode qui nuit pourtant aux petits détaillants. Si ces auteurs acceptaient des pertes personnelles au nom de leurs principes, on aurait au moins l'impression qu'ils pratiquent ce qu'ils prêchent.
Dans le monde du livre, le consensus autour de la formation d'un cartel est-il aussi fort qu'on nous le dit? L'Association des libraires du Québec avait invité un de mes collègues, l'économiste Germain Belzile, à une rencontre interprofessionnelle des acteurs de l'industrie du livre. À la suite de la parution d'une Note économique de l'IEDM, l'invitation a été promptement retirée. On explique que « puisque cette rencontre interprofessionnelle réunit tous les acteurs de la chaîne du livre, unis dans un consensus sur le sujet, il serait mal venu d'inviter un conférencier s'étant clairement prononcé à l'inverse ». Le monde littéraire allergique aux débats d'idée. Quelle déception!
Dans les livres de notre enfance, un preux chevalier venait toujours à la rescousse des villageois lorsque ceux-ci étaient soumis à des lois injustes. Dans le cas qui nous préoccupe, il est à déplorer que les candidats chevaliers se fassent aussi rares pour sauver les lecteurs et la culture québécoise d'un cartel des libraires.
Youri Chassin est économiste à l'Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.