Ces bonis qui poussent à la faillite
Dans la foulée de la crise financière actuelle, on observe que les grandes maisons de courtage et banques d’investissement ont versé des bonis records alors que les bénéficiaires de ces gratifications les mettaient en sérieuse difficulté. Deux exemples: Merrill Lynch a versé en 2007 quelque 9,5 milliards de dollars en bonis, le même montant qu’en 2006, alors que son revenu net chutait des deux tiers, avec une perte de 9,8 milliards de dollars au quatrième trimestre; Lehman Brothers a augmenté ses bonis de 10 % en 2007 pour les amener à 5,7 milliards et se retrouve en faillite aujourd’hui. Comment est-ce possible? Et si ces bonis étaient à la source même de la crise financière?
Les mécanismes incitatifs mis en œuvre dans l’industrie des services financiers récompensent les profits obtenus indépendamment des risques pris. Conséquence : la prise injustifiée de risques.
Nous y sommes. Nombre d’économistes ont mis les entreprises en garde contre de telles pratiques, rappelant les principes fondamentaux des mécanismes incitatifs. Au premier chef: la nécessité de tenir compte des risques pris pour éviter ce qu’économistes et assureurs appellent le risque moral. Bernard Sinclair-Desgagné, professeur à HEC Montréal et membre du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations, prêche ainsi depuis plusieurs années pour que les bonis soient subordonnés à des audits de risques visant à pénaliser plutôt qu’à applaudir les résultats financiers exceptionnels obtenus en prenant des risques inconsidérés.
Une amélioration se profile. Le gouvernement américain semble avoir appris de la crise des associations d’épargne et de crédit (Savings and Loans Associations) du début des années 1990. Les gestionnaires, actionnaires et détenteurs d’obligations des géants Fannie Mae et Freddie Mac, depuis longtemps trop fortement dominants dans le domaine du crédit hypothécaire et protégés par des autorités de réglementation complaisantes, en prendront pour leur rhume et devront attendre que le gouvernement, donc le public, soit remboursé, avant d’espérer récupérer leurs investissements. De plus, Fannie Mae et Freddie Mac ne pourront plus profiter de leurs accointances politiques pour masquer leur mauvaise gestion. Si le cheval est parti, au moins on gardera le poulain dans l’écurie.
Cela dit, on comprend mal la panique actuelle des marchés financiers. Les taux de délinquance sur les prêts hypothécaires restent, dans l’ensemble, à l’intérieur de marges acceptables et gérables. Quand bien même le marché des hypothèques à risque à taux variable connaît des difficultés, avec un taux de défaillance de 21% en 2008 (par rapport à un taux de 14% en moyenne pendant la période 2000-2007), la très grande majorité des ménages continuent à honorer leurs engagements hypothécaires. Globalement, le taux de défaillance sur les prêts hypothécaires est passé de 5% pendant la période 2000-2007 à un peu plus de 6% en 2008. Rien pour provoquer et justifier la panique actuelle et son cercle vicieux. Une fois la liquidité revenue à la normale, les actuels chasseurs d’aubaines bénéficieront de gains considérables.
Marcel Boyer est vice-président et économiste en chef de l’Institut économique de Montréal et professeur titulaire de la Chaire Bell Canada en économie industrielle à l’Université de Montréal.